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La prostitution et autres formes contractuelles de sexualité
un texte de Agnès Echène
Le mariage, le pacs et la prostitution, formes socialisées de la sexualité, sont des contrats ; ce sont donc des formes marchandisées de la relation humaine. Or là-dessus, les analystes de la prostitution ne se démarquent pas : l’abolitionnisme imite le règlementarisme, droite et gauche se confondent, féminisme et misogynie s’accordent, et les libertaires rejoignent les traditionalistes : tous sont dans la même impasse car nul ne dénonce la forme contractuelle, responsable de la marchandisation des liens.

PROSTITUTION ET/OU MARIAGE

Si la question de la prostitution refait régulièrement surface dans le débat politique et social, c’est au même titre que la crise de la famille, les drames de la violence conjugale, la pédophilie ou la pornographie, c’est-à-dire en tant que question sexuelle toujours en problème, et apparemment à jamais insoluble. Le débat immémorial sur la prostitution porte le plus souvent sur des notions indécidables : l’être prostitué est-il libre ou non ? son activité est-elle professionnelle ou non ? la prostitution est-elle un comportement légitime ? immoral ? délictueux ? nuisible ? bénéfique ? indispensable à la société ? Doit-on considérer que la sexualité est une activité humaine hors commerce, à l’instar de la mise au monde, de l’allaite-ment, de l’éducation des enfants, de la maladie et de la mort ? Ou doit-on la considérer comme une activité parmi d’autres, qui peut s’exercer gratuitement ou vénalement, comme tout autre ? A ces questions ontologiques, on se doit d’ajouter les questions sociologiques posées par le développement exponentiel du marché prostitutionnel, l’augmentation spectaculaire du trafic de femmes, le niveau exceptionnel des bénéfices qui en sont tirés, désormais sans comparaison avec les bénéfices de la drogue. C’est toutefois en amont de ces considérations, là où naît le désir sexuel, et là où se déterminent les modalités proposées à son assouvissement, c’est à ce point précis de la socialisation de la sexualité que se pose - ou non - le “problème” de la prostitution. Depuis le temps qu’elles sont posées, on s’étonne que ces questions n’aient toujours pas trouvé de réponse. Pour “le plus vieux métier du monde”, la chose est paradoxale, sinon cocasse. En fait, les réponses sont si nombreuses et si contradictoires qu’elles ne permettent aucune compréhension réelle du problème, et par conséquent, aucune mesure sociale ou politique concrète satisfaisante. Les convictions des uns, la religion des autres posent des valeurs qui se heurtent les unes aux autres ; s’opposent ainsi aujourd’hui les abolitionnistes - qui veulent supprimer la prostitution en pénalisant proxénètes et clients - aux règlementaristes - qui, la considérant comme une activité banale ou comme un mal inévitable, souhaitent l’encadrer et protéger celles et ceux qui l’exercent. Il n’est cependant pas impossible de considérer la question sous un angle différent : mettre la prostitution en relation avec les autres formes socialisées de la sexualité ouvre une perspective très riche. La prostitution touche en effet à une activité humaine essentielle, voire fondamentale, à savoir la sexualité, qui connaît plusieurs modalités d’exercice. Des divers sta-tuts accordés par les sociétés à la sexualité, dépendent l’apparition de diverses formes d’exercice de celle-ci, données pour licites ou non, ainsi que les comportements alors mis en œuvre par les gens. Ainsi, la prostitution, comme modalité d’exercice de la sexualité, n’existe-t-elle pas partout et en tous temps ; certaines sociétés l’igno-rent, d’autres l’encouragent, la sacralisent, d’autres encore la prohibent, la sanctionnent, la régle-mentent, la tolè-rent, l’exploitent. La première réalité à mettre en lumière, c’est que la prostitution comme activité vénale, n’apparaît pas dans toutes les sociétés : seules les sociétés conjugalisées semblent la connaître ; les sociétés qui ne pratiquent pas le couple institué ou le mariage, et perdurent alors sans “l’échange des femmes”, ne pratiquent pas la prostitution. Dans toutes les sociétés, la sexualité est réglementée par des interdits (le Tabou ou la Loi) ; mais dans les sociétés conjugalisées, d’autres interdits sont imposés en sus, du fait du mariage : interdit de sexualité préconjugale, interdit de sexualité extra-conjugale ; si ces interdits semblent s’alléger dans les sociétés dites “avancées”, ce n’est pas le cas pour tous : certes, la sexualité pré-conjugale semble aujourd’hui bien acceptée ; mais la sexualité extra-conjugale demeure quasiment interdite, toujours considérée comme une “trahison”, génératrice de représailles, de violences, de malheur, de rupture, de divorce. Qu’elle soit frustrée ou libérée, la sexualité conjugale engendre nécessairement un désordre qui semble exiger, pour être conjuré, une forme de prohibition sexuelle, terreau évidemment propice à l’épanouissement de la prostitution. Là où cette prohibition est inexistante, la prostitution semble également inexistante. Si certains com-portements peuvent y faire penser, l’analyse révèle qu’il n’en est rien. La méprise du voyageur naïf se conçoit d’autant mieux que les femmes comme les hommes de ces sociétés, ont une sexualité libre qui dispense de toute relations sexuelles autres qu’amoureuses ; ils igno-rent tout de la relation conjugale, comme de la relation vénale. Il en va tout autrement des voyageurs qui, eux, sont pour la plupart conjugalisés, et profitent volontiers d’une libre sexualité exotique qu’ils assimilent à la prosti-tution. Ces variations géographiques autour de la conjugalité se retrouvent dans l’histoire. Il n’est en effet pas certain que les sociétés anciennes de notre Europe aient été conjugalisées. Nos premiers textes manifestent une évidente imprécision à ce propos, et la liberté de mœurs qui caractérise nos premiers lais et nos premiers romans, semble peu compatible avec le mariage ; en outre, la prostitution n’y apparaît point.

LES PREMIERS PUTAINS DE FRANCE

Dans les plus vieux textes européens, anglo-normands ou français notamment, pas ou peu d’allusions au mariage, ou à la prostitution ; on découvre par ailleurs des mœurs insolites et, au fil du temps, des luttes qui opposent certainement des systèmes sociaux antagonistes. Le premier “pute” apparaît dans La Chanson de Roland, en 1080 ; et il signifie : pourri, puant. “Ah ! Culvert, malvais hom de put aire” c’est-à-dire : “Ah ! bouseux, sale type de race puante !” ; l’éloge s’adresse à un ennemi ; rien à voir avec la prostitution. On trouve ensuite : putage et puterie, au sens de débauche ; là encore, aucune vénalité. Ce n’est qu’à partir du XIIè siècle, que "putain" apparaît. Tout d’abord, le terme “putain” (= puant) n’a rien à voir avec la vénalité propre à la prostitution ; il faut plutôt le rapprocher de notre injurieux “ordure”, de “puant”, “pourri”, "dégeulasse" ou “infect” , toujours utilisés dans notre vocabulaire du rejet ; et remonter très loin pour entrevoir le cheminement d’un tel terme : l’hymne homérique relatant le meurtre du serpent Python par Apollon ouvre une piste. En effet, c’est contre un serpent, le fidèle compagnon de la Terre-Mère et le gardien des trésors de la terre, que lutte le héros-dieu (qui veut prendre sa place et dominer) ; quand il l’eut abattue “la nuit couvrit les yeux de la bête. Et elle se mit à pourrir en ce lieu sous l’ardeur du soleil, et depuis lors on l’appelle Pytho, car elle a pourri”. L’antique serpent vénéré par les anciens est devenu avec les dieux olympiens une “pourriture”, précisément nommée “pytho” (qui se prononce puto). Or le sens est le même dans les textes en vieux français ; “puant” ou “pourri” est la première insulte, qu’on redouble souvent par celle de “paysan”. On ne peut mieux mépriser quelqu’un qu’en le traitant de “sale vilain puant” . Il importe d’ailleurs de noter que, lorsque le mot “pourri” ou “puant” concerne des femmes, il ne renvoie pas à des femmes vénales (encore rares, sinon inexistantes ?), mais à des femmes libres, promptes à suivre leur fantaisie amoureuse ; les femmes qui encourent ce jugement, sont essentiellement des femmes mariées, soupçonnées ou avérées adultères ; mais également des jeunes-filles montrant leur appétit sexuel ; toutes sont alors traitées de “putains prouvées” ; c’est donc leur liberté et leur désir qui sont stigmatisés, nullement quelque vénalité. Une femme remarque en effet que les hommes “pour putains nous tiendraient s’ils savaient de nous nos besoins.” Il s’agit donc partout d’une injure et nullement d’un état. Aujourd’hui encore, on peut traiter quelqu’un de pourri, d’ordure, ou le déclarer dégueulasse, et c’est manifester violemment son rejet ; il en allait ainsi des bien-pensants à l’encontre des “chiasses, drouilles, pétasses, putes, raquins, résidus, salopes, roulures, traînées, et autres pisseuses”. Et c’est ainsi qu’apparaît ce charmant vocabulaire aujourd’hui attaché à la prostitution : mais avant de désigner les prostituées, il concerna d’abord les gens (paysans et femmes) dont la conduite était disqualifiée, voire réprouvée par les dominants. C’est pourquoi les femmes qui n’adhèrent pas à la norme conjugale (qu’elles soient libres ou vénales), celles qui en ignorent les règles, sont toutes condamnées et signalées à la vindicte sociale par ce vocabulaire du mépris ; ce n’est qu’ultérieurement que ce langage concerne une catégorie d’abord inexistante : celle des prostituées.

LA SEXUALITE EXHIBEE

Le terme prostitué est lui aussi ambigu ; il ne semble pas que les premières femmes ainsi désignées aient été des amantes vénales. Déjà dans la Bible ce vocable renvoie rarement à ces femmes, mais plutôt à celles que l’intérêt des hommes, souvent déguisé en “Loi divine”, condamne pour leurs mœurs libres, et leur reli-gion autre. C’était le cas des femmes libres des peuples voisins que les Hébreux nom-maient païens, idolâtres, gentils ; les mœurs patriarcales puritaines des Hébreux ne pou-vaient tolérer la liberté amoureuse de ces femmes qu’ils accusaient de débauche, nommaient “prostituées” et condamnaient à la lapidation, comme toute “femme adultère”. L’absence de rémunération, donc de vénalité, est ici explicite ; quand parle l’Éternel, il admoneste “l’Infidèle” : “tu t’es prostituée grâce à ta renommée et tu as pro-digué tes amours à tout passant, en te livrant à lui. (...) on paie un salaire à toute femme prostituée mais toi tu as offert des présents à tous tes amants” . Il s’agit donc clairement d’une femme libre, et généreuse. La Grande Prostituée de l’Apocalypse est de même, à l’évidence, une païenne, une “gentille”, une femme libre, voire licencieuse, mais nullement vénale ; c’est la “femme assise sur une bête de couleur écarlate (...) qui tenait à la main une coupe d’or pleine des abominations et des souillures de son im-pudicité.” On distingue donc parfaitement que la Bible range sous l’appellation “prostituée” toute femme qui ne respecte pas la loi patriarcale, entend faire l’amour à sa guise, ignore donc, ou refuse le mariage, et appartient à un peuple de gentils. A la société patriarcale des Hébreux s’opposent des peuples gentilices environnant. Il est fort probable que ces notions véhiculées par les clercs et les prêtres aient servi de base aux jugements, aux condamnations et au vocabulaire médiéval des mœurs amoureuses. Tertullien au IIIè siècle emploie dans des textes canoniques le “prostitutio” latin qui enfantera la “prostitution” ultérieure. Comme les Hébreux, les guerriers féodaux soutenus par leurs prêtres, déconsidèrent et condamnent les peuples indigènes, païens, libres voire licencieux, et probablement gentils, qu’ils dominent. Mais le terme lui-même doit être ausculté : prostituer c’est “mettre devant”, c’est-à-dire exposer, mettre en public ; mais quoi ? et par rapport à quoi ? à la première ques-tion, il faut répondre : n’importe quoi ; et le terme renvoie effectivement à des activités diverses, notamment, au XVIIè au travail de l’écrivain ; on emploie aujoud’hui encore ce terme pour évoquer des comportements dévoyés aussi bien en art que dans le sport ou ailleurs, pour des gens qui agissent par cupidité dans des domaines considérés comme désintéressés. A la seconde question : par rapport à quoi ?, on ne peut répondre que par le “privé”, puisqu’il est opposé au “public”. L’être prostituée est donc celui qui expose en public ce qui doit rester privé ; la sexualité, entre autres activités privées. Mais la sexualité ne se réduisant pas à la copulation, n’a-t-elle pas quelque latitude d’expression en public ? Si le tabou de l’inceste condamne la sexualité “en famille” - espace privé par excellence -, il lui faut nécessairement s’exercer pour une part dans l’espace public ! On touche ici à des conceptions qui nous concernent encore aujourd’hui, en particulier avec les notions de “racolage”, actif ou passif, employées dans le débat sur la prostitution ; mais qu’est-ce que le racolage ? Comment le différencier du gringue ? Est-il si facile de distinguer une personne qui fait des avances à une autre, juste pour le plaisir, d’un-e prostitué-e en train de racoler un client : on ne saurait dire a priori si la relation sexuelle supposée sera vénale ou amicale. Il faut reconnaître ici cependant qu’une telle question concerne d’abord - exclusivement ? - les femmes ; en effet, si elle concernait les hommes, alors les situations de racolage pourraient être innombrables : les hommes faisant des avances à des femmes sont infiniment plus nombreux que le cas inverse ; comment déterminer s’il ne s’agit pas de racolage ? Entre le racolage et le harcèlement, la police aurait fort à faire ! De telles questions ne se posent pas dans les sociétés non conjugalisées (anciennes et/ou modernes) : en effet, dans ce cas-là, aucun rapport sexuel hors famille n’est interdit ou prohibé, et, s’il a lieu, c’est qu’il est désiré ; il est donc inutile, vain et impossible de le proposer contre de l’argent, puisqu’il n’y a pas de client potentiel. Les comportements de rapprochement sont en outre infiniment plus provocants que sous nos cieux conjugalisés : les garçons prennent les filles dans leurs bras, les caressent et leur parlent tout bas sans la moindre gêne, et sans que cela pose problème à quiconque. Au contraire, même, car si on ne les tripote pas, les filles sont mal à l’aise. En revanche, l’image pornographique est inconnue, et vaine. Dans les sociétés conjugalisées, de tels comportements seraient étiquetés “racolage” aggravé “d’attentat à la pudeur” ; ou peut-être de “harcèlement sexuel” ? Deux cas de figures se présentent dans ces sociétés : la prohibition sexuelle dure, et la prohibition “soft”. Dans les sociétés à prohibition sexuelle dure (Arabie, par exemple), la sexualité est totalement assujettie à une autorité qui l’empêche ou l’impose. Dans ces sociétés, toute relation amoureuse est exclue de l’espace public ; elle n’a lieu qu’en privé : là, les promis sont présentés l’un à l’autre et sont soumis au mariage arrangé, voire forcé ; tout ce qui a lieu dans l’espace public est donc nécessairement de la prostitution. Dans les sociétés à prohibition sexuelle soft, c’est-à-dire les sociétés conjugalisées libérales (Europe, Amérique par exemple), la sexualité est tantôt autorisée tantôt empêchée (aux jeunes par les parents, aux conjoints par leurs conjoints) ; ici, toute relation amoureuse commence dans le domaine public pour s’accomplir ensuite dans le domaine privé ; cela semble légitime et même incon-tournable : où pourraient se rencontrer de futurs amants, ou de futures époux, si ce n’est là où les gens circulent, c’est-à-dire en public ? Mais puis-qu’il y a prohibition sexuelle, et puisqu’il y a prostitution, alors, quand hommes et femmes se rapprochent en public, il peut s’agir d’un rapport sexuel vénal ; toutefois, comme la prohibition est soft, ce rapport sexuel peut aussi bien être amical ; c’est toutefois indécidable a priori puisque les deux coexistent. En revanche, là où il n’y a aucune prohibition sexuelle - hormis le tabou de l’inceste -, lorsqu’un homme et une femme se rapprochent, il ne peut s’agir que d’un rapport sexuel amical, et jamais vénal. C’est donc bien l’exis-tence de la prohibition, dure ou soft, et de sa compagne obligée la prostitution, qui créent l’ambiguïté, puisque les deux comportements sont possibles ; seules les sociétés prohibitionnistes, c’est-à-dire conjugalisées, pratiquent en effet la sexualité vénale, via la prostitution ; ce mot nous contraint donc à regarder en face ce que nous nous plaisons à ignorer, ou à occulter : la prostitution révèle et dénonce la prohibition qui révèle et dénonce la conjugalité ; inutile donc de prétendre abolir l’une (la prostitution) sans abolir les deux autres (le mariage et la prohibition).

LA JOIE D’AIMER

La “fille de joie” en est elle aussi venue à désigner la prostituée ! quelle ironie pour elle qui est si souvent pathétique. Pourtant, la vraie fille de joie n’est pas un fan-tasme ; et elle n’a rien d’une femme vénale, ni mariée ni prostituée. Elle rayonne dans un passé pas si lointain, jusqu’au XIIè siècle. En ce temps-là, ce temps d’avant l’amour courtois, le “joy” est recherché, poursuivi, cultivé : c’est “la joie d’aimer”, mais aussi, d’après son étymologie, “le jeu” amoureux. En ce temps-là, le “con” n’est pas infamant, au contraire ; les femmes elles-mêmes se livrent à un savoureux éloge du con, “puisque toutes les bonnes actions sont accomplies pour l’amour de lui” . Elles sont ardentes et sollicitent l’amour des hommes qui leur plai-sent : “je veux que vous veniez cette nuit coucher avec moi dans cette tour” , dé-clare vivement une demoiselle au roi Arthur ; d’autres dames font des avances très ex-plicites : “elle prit Graelent entre ses bras ; le serrant étroitement, elle le fit asseoir près d’elle, sur un tapis, puis se mit à lui parler, fort charmée par son corps, son visage et sa beauté.” Aucune gêne, aucune fausse pudeur, aucune simagrées. Les hommes, habitués à ces échanges directs, se comportent avec autant de simplicité ; ils acquiescent ou refusent, ils sollicitent ou ignorent, chacun à sa guise. Et nul-le ne s’en plaint. L’idée de racolage est ici saugrenue. Ainsi, les premières filles de joie sont simplement “aimeuses, badines, calymanthes, dames ou filles d’amour drues, enchanteresses, galantes, galloises, gaultières, girelles, houris, nymphes, réveleuses, safrettes ou tendrières” adulées, entourées d’un vocabu-laire de joie, de douceur, de tendresse. Sont ainsi qualifiées, les amies, les amantes, ces femmes désirées que l’on prie d’amour, qui accueillent le soir dans leur lit, et dont l’amour réjouit tout amant. Ces mots-là, tout empreints d’amoureuse suavité, en viennent un jour à qualifier eux aussi les “travailleuses du sexe”. Pourtant, ces der-nières sont bien rares aujourd’hui à évoquer ce genre d’émotion, de plaisir, ou de sen-timent ; la plupart sont amères, cyniques, fatiguées, désespérées. Les prostituées n’ont jamais rêvé de devenir travailleuses du sexe. Elles exercent une activité lucrative, non un métier. Elles sont nombreuses à supporter difficilement leur vie, et avouer la poursuivre, non par choix mais par défaut. Elle disent elles-mêmes que l’argent est le seul intérêt du métier et qu’elles restent pour ça. Imaginer une indépendance de carrer-wooman, un plan de car-rière, une activité libérale, tout cela relève du fantasme. Mais si la souffrance amoureuse des prostituées est pa-tente, avouée, reconnue, celle des femmes mariées, celle des couples ne l’est pas moins ; elle est seulement plus discrète, moins spectaculaire. Si la fille de joie est triste, la mère de famille l’est également, sans que l’amant ou le père soit plus heu-reux.

LES PREMIERS BORDELS, EN PLEIN CHAMPS

Mais “au temps où les bêtes parlent ...”, on aime en liberté. Si l’on ne se retrouve en la chambre des dames ou sous la tente d’une pucelle, on peut aussi aller au bordel ; non, pas le claque ou l’Éros Center, mais une cabane rustique. “Le bordel est une maison, et le plus souvent, une petite maison (...). Tel est le sens de bordel, d’après borde “cabane” en planches, isolée dans les champs.” On l’appelle aussi bordeau ou bour-deau. Quand un puceau avait rendez-vous avec une girelle pour paillarder au bordel, ce n’était que bluette ! Il s’agissait simplement d’un paysan qui allait retrouver une fille gironde sur la paille d’une cabane. Les premiers fabliaux (XIIè s.), plus rus-tiques que les lais, sont familiers de telles images. Mais dans l’un comme l’autre texte, les mœurs, pour être légères, n’en sont pas pour autant corrompues ; nul-le ne se vend, nul-le ne soudoie. Ce n’est que bien plus tard que le “bordel” champêtre deviendra maison close, voué au commerce, à l’abattage sexuel. Quand Villon évoque “ce bor-deau où tenons notre estat” , lui et Margot, sa compagne, il n’est pas sûr encore qu’il s’agisse d’une maison close ; on pense plutôt à quelque auberge, ou peut-être un tripot ; le sens moderne n’est pas encore exclusif. En fait, une grande partie du vocabu-laire de la prostitution préexiste à celle-ci ; c’est par dérivation, dépréciation, ironie que tous les mots de l’amour en viennent à prendre un sens graveleux. On observe d’ailleurs la même dérivation à partir du mot “femme”, tout simplement, qui en est venu à signi-fier lui même “prostituée” (il y a des femmes) ; la liste des synonymes de “femme” est éloquente : nana, souris, sauterelle, pétasse, fille, gouge, poule, tendron, môme, dulci-née ... Ainsi, tous les substantifs relatifs à femme ou fille, servent indifféremment à désigner l’amoureuse ou la prostituée ; seul le contexte permet de savoir de quelle femme il s’agit. Mais surtout, la femme qui aime l’amour et celle qui le vend, sont désignées par les mêmes mots.

LE CONTRAT SEXUEL

Le partenaire obligé de la prostituée, c’est le client. Sait-il ce que les prostituées disent de lui ? Elles expriment à son égard un immense mépris, de la haine, du dégoût pour sa saleté, ses mauvaises odeurs, pour ses problèmes minables ou pour ses idées “tordues”. Même les amazones, les call-girls, les nouvelles hétaïres, et toutes les femmes qui officient dans l’or et la soie plutôt que dans la déglingue, affichent à l’égard du “vieux, du gandin, roi de trèfle, sinve, cave, bobosse, branque, branquignole, gibier, godiche, jojo, miche, micheton, pigeon, pignouf” ... un mépris sans doute égal à celui qu’ils affichent pour les “salopes, pouffiasses, gonzesses, paillasses, roulures, traînées, gueuses, guenons, carnes, poules, conasses, nymphos” qu’ils baisent pourtant à couilles rabattues. On remarque d’ailleurs que les vénérables épouses, lors-qu’elles grimpent aux rideaux ou fréquentent d’autres draps que ceux du conjugo, s’entendent elles aussi apostrophées sous ces doux sobriquets. La haine est réciproque, et monumentale. C’est donc l’ensemble de la classe “baisante” qui encourt cette uni-verselle exécration, et pas seulement la classe vénale. Il ne s’agit donc pas, comme on le dit souvent à tort, d’une dissociation entre sexe et affect ; la femme au foyer n’est pas plus à l’abri que la fille de rue, le gentil mari pas plus que le milord. On s’étripe autant que l’on s’étrille. Et la violence de la haine féminine n’a rien à envier à celle du mépris masculin et de son immémoriale misogynie. Cette hostilité profonde semble aussi vieille que le mariage. Les premiers époux de notre littérature européenne se montrent en effet exigeants et désagréables avec leurs com-pagnes ; que l’on songe à Erec , houspillant son épouse et lui interdisant de lui adresser la parole tandis qu’ils chevauchent dans la forêt, ou à Yvain “le déloyal, le fourbe, le menteur, le trompeur qui s’est moqué d’elle et l’a trompée” . Pourtant, l’un comme l’autre se marie par amour. Les épouses en revanche, pourtant aimables et soumises, se marient plus par nécessité que par amour ; celui-ci existe, certes, mais leur position difficile exige le mariage ; elles sont dans des situations d’échange obligatoire, de “contrat léonin” : elles ne peuvent assurer leur protection que contre un don ; or le seul don qui intéresse les postulants, c’est leur corps, “beau et gent”. Si elles veulent assurer leur protection, les femmes de la féodalité doivent donc céder leur corps. Des échanges de cet ordre ne sont rien d’autre que de la prostitution. Certes, il y a une part d’amour dans ces deux mariages - parfois aussi dans la prostitution - mais ce sentiment n’efface pas l’échange ; le mari réclame son dû, même si l’épouse s’en détourne ; alors, l’amour pré-side-t-il à toute étreinte conjugale ? Si les rebuffades d’Erec à l’endroit d’Enide ne le gênent probablement pas pour la baiser, on peut douter qu’il en aille de même pour elle. La collusion de la protection et de la sexualité est une des tares du mariage ; elle l’assimile à la prostitution. Dans le mariage, il y a toujours un deal implicite ; et la femme se sent toujours débitrice, aujourd’hui encore ; de la protection assurée par l’époux ? Ce ne peut être qu’un souvenir, une trace du passé ; car la protection de la femme n’est pas une raison d’être du couple moderne. Certaines situations sont révélatrices : lorsqu’une femme refuse une étreinte conjugale qu’elle ne désire pas, l’époux le supporte rarement et, immanquablement, le couple se défait. Nombre de femmes, sachant confusément ce “risque”, préfèrent l’éviter, en cédant sans discuter aux avances sexuelles conjugales importunes. Elles échangent la paix du ménage contre une prestation sexuelle. Le gain, même mince, voire ridicule, signale la prostitution. Mais le mariage est un voile, un masque ; il escamote le réel et dissimule l’abjection sous la fausse grandeur : du sentiment, du dévouement, du sacrement. Citons enfin les femmes qui abordent le mariage dans cet esprit-là, et décident une fois pour toute de s’offrir un compte en banque contre leurs faveurs. Ici la prostitution est patente ; mais comme elle porte le nom vénéré de l’honorable institution conjugale, elle est occultée. Il en va de même de ces démarches menées à l’étranger par de nombreux occidentaux fatigués de plusieurs échecs matrimoniaux, mais plus assez beaux, plus assez jeunes, plus assez riches pour imaginer pouvoir encore conclure des mariages avec des compatriotes décidément trop insoumises ; ils se tournent alors vers l’Afrique ou l’Europe de l’Est, pour y trouver des femmes plus conciliantes ; séduisant des ukrainienne ou des africaines fascinées par l’Occident, ils attirent et épousent ces femmes, qui, le plus souvent, tentent leur chance. L’attente sexuelle de l’homme rencontre ici encore le besoin matérielle de la femme : il faut que la prestation sexuelle qu’elle consent soit compensée par un gain matériel substanciel. Ici encore, la configuration est celle de la prostitution. Il est donc incongru d’opposer prostitution et mariage ; il s’avère en effet que ce sont deux modalités d’un même système : l’échange de prestations sexuelles féminines contre des prestations masculines, financières ou autres (nationalité, sécurité, aide, service, bonne humeur ...). Par conséquent, le mariage - ou aujourd’hui le pacs - ne se distingue nullement en cela de la prostitution : il s’agit dans les deux cas de conventions portant à la fois sur des pres-tations sexuelles et des prestations maté-rielles ; pacs et mariage ne diffèrent de la pros-titution qu’en ce qu’ils sont censés pérenniser des accords que la prostitution renou-velle constamment, même entre parte-naires familiers. Cet “échange inégal” ne semble pourtant pas émouvoir autant que d’autres, qui nous touchent pourtant de moins près. En tout cas, si l’on veut réellement abolir la pros-titution, il est clair qu’il faut d’abord abolir cet échange inégal inhérent au couple institué, et sortir définitivement de la conjugalité. Cette évidence n’est cepen-dant jamais exposée dans les débats actuels sur la prostitution ; c’est qu’on se cram-ponne à l’idée du couple sans voir qu’il est l’avers de la médaille dont la prostitution est le revers : on n’évacuera l’une que si l’on évacue l’autre ; mais tant que l’on garde le couple institué, il faut garder la prostitution. D’ailleurs, la prostitution comme contrat sexuel bref, est probablement l’avenir de la sexualité occidentale ; en effet, de plus en plus de gens se refusent au couple institué, précisément parce qu’il est un contrat sexuellong ;onconçoitfortbienquelesgenspuissent préférer s’éviter les mille soucis de la vie conjugale en s’offrant une prestation sexuelle ponctuelle. D’autant plus que le mariage actuel, avec des épouses insoumises, semble ne pas convenir aux attentes masculines ; la préférence que manifestent les hommes pour les prostituées les plus démunies, les plus captives, les plus asservies, celles qui acceptent n’importe quoi, et se soumettent à toutes les exigences, cette préférence révèle le besoin de domination sexuelle masculine, précisément refusée par les jeunes femmes libres aujourd’hui. Quant aux femmes rebelles au mariage, elles trouvent sans difficulté des amants de passages ; ils les dispensent ainsi d’une présence masculine continue qu’elles sont de plus en plus nombreuses à trouver insupportable. Toutefois, si la gratuité des prestations sexuelles est assurée aux femmes, il n’en va pas de même pour les hommes ; on sait que les plus pauvres parmi les immigrés ont toujours du - et pu ! - consacrer un budget à la prostitution ; mais comment légitimer une telle inégalité des hommes et des femmes devant la sexualité ? Ainsi, le principe de la prostitution, comme relation sexuelle ponctuelle, correspond-il mieux que le mariage au style de vie moderne très sensible aux agréments du consommable et du jetable. La relation humaine sous la forme du contrat et de l’achat/vente, type de relation inauguré par la féodalité, a aujourd’hui (enfin ?) envahi le champs social tout entier ; la prostitution en est la modalité sexuelle, et l’on ne voit pas en quoi elle déroge à la morale ambiante. Si l’on s’y oppose, alors il faut expliquer clairement au nom de quels principes, et passer le champ social tout entier au crible de ces principes. On risque alors d’être obligé de repenser totalement le fait social de la famille ; on considérera peut-être dès lors qu’elle gagnerait à être dissociée des fluctuations de la sexualité (parentale). En effet, la construction de l’avenir et l’éducation des enfants exigent une stabilité que n’assurent ni le mariage (ou le pacs) ni la prostitution, également tributaires de la fugacité du désir sexuel. C’est donc ici, au lieu le plus fragile et le plus précieux de notre humanité, là où se tissent les liens les plus puissants et les plus déterminants, le lieu de la transmission humaine, que droite et gauche se confondent, que féminisme et misogynie s’accordent, que l’abolitionnisme imite le règlementarisme, et que les libertaires rejoignent les traditionalistes : dans la même impasse.

Agnès ECHÈNE


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