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article publié dans EnDehors (juillet 2004), Antipatriarcat (août 2004), Sisyphe (septembre 2004)
Quelle alternative au patriarcat ?
un texte de Agnès Echène
(Si l’on n’intègre pas les trouvailles de l’anthropologie, si l’on n’est pas prêt à remettre en cause notre modèle amoureux, si l’on n’imagine pas d’autre forme de famille que notre famille conjugale, si l’on s’obstine à fonder la stabilité fes enfants sur la versatilité de l’amour sexuel ... à quoi bon vitupérer contre le patriarcat ? Sommes-nous prêts à dépasser les anathèmes pour créer plus qu’un changement, une mutation anthropologique ?)

Nombre de réflexions relatives à maints problèmes contemporains évoquent, parmi les causes du mal qu’elles analysent, l’organisation patriarcale de notre société. Qu’il s’agisse de l’aliénation, du harcèlement moral ou sexuel, de la discrimination sexiste au travail ou en politique, de la violence conjugale masculine, du sexisme, de la prostitution, de l’homophobie, de la pornographie, de la pédophilie etc., le patriarcat est fréquemment dénoncé comme responsable. Des actions “anti-patriarcat” sont repérables dans la presse, le monde associatif, le féminisme, les mouvances libertaires, les luttes sociales. Mais, au-delà de la lutte, que propose-t-on ? que fera-t-on après la victoire ? et d’abord, lutter contre le patriarcat, c’est lutter contre quoi ? contre les hommes ? contre les hétéros ? contre le mariage bourgeois ? contre la droite ? contre le capitalisme ? contre le fascisme ? contre la mondialisation ? contre quoi encore ? On est en effet pris de perplexité lorsqu’on s’interroge sur une éventuelle diversité de choix culturels qui ferait apparaître, à côté du patriarcat, une ou d’autres formes d’organisation familiale et sociale. Et l’on serait bien en peine d’une quelconque énumération. On en vient même à se poser cette question essentielle : y a-t-il une vie en dehors du patriarcat ?

Certain-e-s ont soutenu qu’il y en avait une avant : Johan Jacob Bachofen, un juriste suisse du XIXè siècle, étudia soigneusement un immense corpus antique et anthropologique révélant des us et coutumes très exotiques aux yeux occidentaux, et qu’il exposa dans un monumental ouvrage intitulé “le droit maternel”, droit qu’il considère comme primitif et indécent, heureux de l’avoir vu remplacé par le droit paternel en quoi il voit un grand progrès de l’humanité. Son travail fut repris par quelques féministes moins puritain-e-s pour évoquer un antique matriarcat ; rapidement contredit-e-s par une escouades d’historien-ne-s prouvant par A+B que cela n’avait jamais existé, elles/ils furent réduit-e-s au silence. De toutes façons, pour les réfractaires au pouvoir quel qu’il soit, tout “-arcat” (= pouvoir) est haïssable, qu’il émane des pères ou des mères. Ce qui ne rend pas inintéressant pour autant les travaux du juriste Bachofen. D’autres chercheurs mirent en lumière maintes organisations sociales étrangères au “droit paternel” : ainsi Morgan, repris par Marx et Engels, Malinowski, Makarius, Meillassoux, et quelques autres. Toutefois, l’exotisme des société étudiées (Indiens, Mélanésiens etc.) semble neutraliser leurs exemples. Une société qui se pense évoluée a-t-elle quoi que ce soit à apprendre des sauvages ? C’est ainsi que le trésor inestimable recueilli par les ethnologues depuis quelques siècles n’est bon que pour les musées ; rien de ce qui est vivant ne semble pouvoir faire exemple pour une société arrogante - qui dépense pourtant des fortunes à étudier les mœurs de la terre entière : cela semble si vain - sauf à en faire du spectacle, de belles images, des émissions pittoresques, des films insolites, de beaux livres. On observe cependant à leur étude, des bribes de ce qu’analysèrent Bachofen, Morgan, Malinowski etc. Mais que pouvons-nous en faire ? Il semble que tout cela soit inassimilable ici et maintenant.

Si le patriarcat est haïssable, si le matriarcat n’est ni probable ni souhaitable, et si tout le reste est inassimilable ... que reste-t-il à espérer au pauvre monde ?

Dans l’infinie diversité des mœurs et organisations sociales décrite par l’ethnologie, on peine à discerner ce qui caractérise précisément et concrètement le “patriarcat” ; en effet, il n’apparaît jamais comme un type de sociétés dont les invariants ressortent clairement. De même pour le problématique “matriarcat” repéré par certains observateurs. Si le patriarcat se définit comme “un type d’organisation sociale où l’autorité domestique et politique est exercée par les hommes, chefs de famille”, on ne précise pas pour autant quels sont les éléments matériels, structurels ou organisationnels qui permettent, voire favorisent cet exercice de l’autorité, on spécifie rarement sur quoi repose concrètement le pouvoir masculin. Ces imprécisions provoquent toutes sortes de confusions ; c’est ainsi que l’on parle de “matriarcat” dès que quelques femmes exercent un pouvoir auparavant masculin, ou si la famille, de plus en plus désertée par les hommes, voit les femmes y exercer de fait une autorité, ou une “puissance”, jadis paternelle. Ce qui n’est que variations superficielles est considéré comme changement essentiel. Ainsi, la notion de “matriarcat” souffre-t-elle des mêmes imprécisions. Il semble en outre que cette notion soit avant tout maniée par les polémistes, non par les scientifiques. Qu’est-ce qui définit donc réellement et concrètement le patriarcat ? qu’est-ce qui permet de le repérer lors qu’on aborde une société ?

Au-delà des mille variations qui affectent la famille dans le temps et dans l’espace, une réalité demeure toujours et partout : le groupe domestique (ou maisonnée). Pas la famille ? euh ... Si l’on entend par “famille” celle que nous connaissons, basée sur le couple parental plus ou moins constitué en réseau plus ou moins vaste, alors évidemment : non. Notre famille occidentale moderne, qu’elle soit nucléaire ou élargie, ne fait pas l’unanimité de l’humanité. En revanche le groupe domestique est universel - euh ... sauf ici et demain : en effet, chez nous, l’avenir n’est pas au groupe mais au solo (amants solo, papa ou maman solo ...) que ce soit par choix (chacun son toit) ou par accident (veuvage, séparation) ; ainsi les solos sont passés de 1 “ménage” sur 4 dans les années 80, à plus de 1 sur 3 au recensement de 99 ; cette situation est évidemment propre aux pays riches - même si elle concerne aussi les pauvres des pays riches : seules les sociétés bureaucratiques peuvent se payer ce luxe ; c’est seulement là où l’argent circule, où les besoins individuels sont pris en charge par la société, où les moyens de communication sont développés que l’on peut se payer le luxe du solo ; mais si nous étions privés de Sécurité Sociale, d’allocations, de retraites, de téléphone, de supermarchés, de voiture et de télévision ... comment pourrions-nous envisager de vivre en solo ? D’ailleurs la majorité des gens vivant seuls (en France) habitent en ville, essentiellement en centre-ville. Vivre seul-e à la campagne ou en banlieue est une gageure - et sans doute un malheur. C’est pourquoi dans toutes les sociétés non industrielles, d’aujourd’hui comme d’hier, on vit en groupe. Donc la plupart des sociétés anciennes et modernes connaissent le “groupe domestique”, et c’est là que ça devient intéressant : en effet, celui-ci est composé de manières très variées, plus ou moins sophistiquées. Et l’on pourrait s’amuser à établir, à l’instar de nos magazines, un “palmarès du bonheur” des sociétés humaines : quelles combinaisons domestiques rendent les gens le plus heureux, en choisissant les critères favoris des sociologues à savoir la postérité, la solidarité, la sexualité ?

Du côté de la postérité, on bute de toutes parts contre des obstacles au bonheur ; que le “groupe domestique” soit tribu ou individu, la plainte est continue : ici les femmes ont trop d’enfants, là elles en voudraient mais ne peuvent en faire, faute de trouver le compagnon idéal ; ici elles n’ont aucun droit sur eux, là elles doivent tout assumer ; ici les pères accaparent les enfants, ailleurs ils ne veulent pas les reconnaître ; là les femmes ont des enfants “si elles veulent quand elles veulent” mais forcent les hommes à assumer une paternité non désirée ; ailleurs les hommes engrossent des femmes et refusent d’assumer leur progéniture ... Tous ces cas ne se présentent cependant que dans les sociétés conjugalisées ; les sociétés sans mariage ne peuvent rien connaître de ces complications et des malheurs subséquents puisque les géniteurs, qu’ils le veuillent ou non, ne sont pas apparentés à leur progéniture ; mais sont par ailleurs responsables de tous les enfants de leur propre famille.

Du côté de la solidarité, il semble que cela soit plus simple. Les gens qui vivent ensemble se soutiennent mutuellement ; jusqu’à la mort ? Zut ! ça se complique ! Jusqu’à la mort, s’il n’y a pas exclusion ou séparation ; or exclusions et séparations ne sont pas des exceptions : les individus qui dérogent à la loi de certains groupes sont exclus ; ainsi les fils rebelles, les filles libres ; ainsi les épouses stériles ou mal dotées ; ainsi les filles mariées, forcément éloignées. Ces êtres écartés, privés de la solidarité du groupe, signalent indirectement le malheur de ceux qui, bien qu’inclus, doivent se soumettre sous peine d’exclusion. Là où le couple a remplacé la tribu, la solidarité est également menacée ; le mariage (pacs ou autre) fonde de nouveaux groupes domestiques sensés assurer “protection mutuelle” aux conjoints et aux enfants ; mais si le couple n’est pas indissoluble, il suffit d’une séparation pour que la solidarité s’évanouisse, quels que soit le dévouement, les dons ou les sacrifices consentis pendant la durée du couple. Certes, les sociétés bureaucratiques assurent un minimum de soutien, mais les personnes réduites à cette solidarité-là vivent dans un grand dénuement. On sait que, en France, les foyers monoparentaux (le plus souvent avec la mère) sont toujours plus démunis, voire paupérisés, que le foyer biparental antérieur. Ces situations sont évidemment le fait des sociétés conjugalisées ; là où couple et mariage n’existent pas, il ne peut y avoir ni départ forcé des filles mariées ni répudiation ni séparation ni divorce. La stabilité est donc inébranlable ; et la solidarité de même.

Et du côté de la sexualité ? Où les gens - dans leur ensemble - ont-ils le sentiment de pouvoir répondre avec bonheur à leurs désirs sexuels ? Difficile d’obtenir des réponses personnelles valables à ce genre de questionnement. Mais les situations et les problèmes sociaux y répondent à leur manière. Si, dans les sociétés occidentalisées, le nombre de séparations et de divorces est un indicateur d’insatisfaction ou d’inadaptation, il faut également compter avec les chiffres de la prostitution et de la pornographie, avec les violence sexuelles de tous ordres, la criminalité sexuelle, le succès des consultants spécialistes du couple et du sexe, le succès des littératures de compensation (presse et littérature pornographique, romans sentimentaux, polars pornos etc.), des émissions de télévision ou de radio autour du sexe et de l’intimité, des petites annonces, des clubs etc. L’immensité du champ ainsi couvert est à coup sûr inversement proportionnelle au bonheur sexuel des gens. Il ne faudrait cependant pas en déduire que là où ce champ est étroit, le bonheur est immense ! L’absence d’exutoires et de compensations sexuels s’accompagne le plus souvent d’une redoutable coercition. Dans nombre de sociétés non occidentalisées, l’enfermement des femmes, les interdits qui les frappent, leur absence dans les lieux publics, leur accoutrement dissimulateur, les mutilations sexuelles effectuées sur hommes et femmes, sont autant d’indicateurs du malheur sexuel des gens. Ces mesures dictatoriales ne rendent toutefois pas inutiles la prostitution et la pornographe auxquelles recourent communément, et abondamment, les hommes de ces sociétés ; ni n’empêchent les femmes de “se débrouiller” à leurs risques et périls, pour contourner des lois inhumaines. Il y a donc partout, exhibée ou dissimulée, une sexualité alternative associée à la sexualité légale. Et la sexualité légale, dans ces deux types de sociétés, est attachée à l’institution du mariage (mono- ou polygame) et à la prohibition sexuelle qui l’accompagne ; qu’elle soit “douce” (en Occident) ou “dure” (en Orient), la prohibition est cette force qui dissuade ou empêche les gens d’envisager l’éventualité d’une relation sexuelle hors du couple ou avec des gens qui s’affichent “en couple” - par le mariage strict (à l’orientale), ou par le mariage souple, le PACS, le concubinage ou la simple et parfois brève mise en couple (à l’occidentale). Inutile de préciser que là où ni le couple ni la conjugalité n’ont de statut, rien de cela n’a lieu d’être.

Il semble donc que le couple, spontané ou institué, soit le fondement concret du patriarcat. Cela est d’ailleurs évident à travers les développements de la définition du patriarcat ; c’est en effet la transmission par les hommes qui est donnée pour fondamentale voire fondatrice du patriarcat, par opposition à la transmission par les femmes. Il s’agit alors non de “l’autorité” (le “-arcat”) mais du lignage (la “-linéarité”). Il apparaît donc que le patriarcat se fonde sur la patrilinéarité ; et que, sans patrilinéarité, il n’y a pas de patriarcat. Or la patrilinéarité nécessite le mariage, du moins à l’origine ; aujourd’hui, d’autres moyens existent. Mais à l’origine, sans génitrice associée, impossible pour un homme d’avoir une descendance directe reconnue. Le contrat stipulant que telle femme donnera ses enfants à tel homme, c’est-à-dire le mariage, fut le moyen utilisé pour assurer une descendance directe aux hommes désireux d’avoir une postérité personnelle. Il est abusif de penser que telle est la volonté de “tous les hommes” ; et abusif de considérer que le patriarcat est le pouvoir exercé par “tous les hommes”. Pour désirer avoir une postérité personnelle, il faut avoir des biens et/ou un pouvoir à transmettre : ce qui, dans l’histoire, n’est le lot que d’une minorité d’hommes, comme de femmes.

Si le mariage d’aujourd’hui ressemble peu au contrat originel, c’est que l’amour s’y est associé. On aurait pu simplement abolir ce type de contrat - dont on doit d’ailleurs questionner la licité puisque, selon l’art. 1128 du Code Civil, “il n’y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l’objet de conventions” ; mais on a plutôt imaginé d’introduire l’amour dans le mariage, probablement pour en adoucir la contrainte ; ce qui donne les résultats évoqués plus haut, à savoir l’extrême fragilité, voire la disparition des familles issues de mariages, quand et là où le divorce est autorisé. L’objection générale à l’abolition du mariage est pourtant ce même phénomène, à savoir la disparition de la famille. C’est que l’on considère habituellement que seul le mariage fonde la famille ; et l’on oublie aussi habituellement qu’un individu prêt à se marier et à “fonder une famille” est lui-même issu d’une famille, et que par conséquent la famille préexiste à l’individu. Ce pourrait être une lapalissade, confortée par le fait que cette famille préexistante est elle aussi fondée sur un mariage, ou du moins sur un couple, et ainsi jusqu’à ... Adam et Eve. Mais ce n’est pas une lapalissade si cela permet de réaliser qu’il est assez vain de fonder de nouvelles familles alors qu’il en existe déjà tant. Il est donc faux de dire que le mariage est nécessaire à la famille. On doit remercier l’ethnologie, l’archéologie, la littérature orale autant qu’écrite, de nous ouvrir les yeux sur le ridicule de cette croyance en nous révélant d’autres réalités, d’autres modes de vie, d’autres us et coutumes. Elles nous apprennent en effet que nombre de sociétés ne pratiquent pas le mariage et vivent par conséquent dans des familles sans mariage. On découvre alors que les sociétés se démarquent radicalement à ce sujet : il y a les sociétés conjugalisées et les sociétés non-conjugalisées, celles où l’on se marie et celles où l’on ne se marie pas, celles qui instituent le couple et celles qui le gardent secret. Et il apparaît justement que toutes les sociétés patriarcales sont conjugalisées ; elles pratiquent toutes le couple institué, qu’il se nomme mariage, pacs, concubinage, amour libre etc. C’est sur le couple que se bâtit le patriarcat. On observe également que certaines sociétés conjugalisées sont matrilinéaires ; mais on conçoit aisément qu’une société matrilinéaire s’adaptant à la modernité connaisse une transition qui fait coexister mariage et matrilinéarité ; cette transition s’achève en général par la généralisation du mariage, la disparition de la matrilinéarité et la patriarcalisation de cette société ; c’est souvent ainsi qu’elle accède à la modernité. Enfin, certaines sociétés se maintiennent contre vents et marée dans une matrilinéarité obstinée, refusant catégoriquement la conjugalisation ; ces sociétés sont souvent dépréciée, voire méprisée par la majorité des observateurs. Ce sont pourtant des cas où nos valeurs fondamentales semblent mieux pratiquées que dans nos démocraties : liberté, égalité et fraternité n’y sont pas que des mots ; il semble également que les femmes y jouissent de plus de droits que les féministes les plus avancées du monde occidental. Et pourtant, quelques anthropologues - français-e-s essentiellement - affirment que tout cela n’a aucune importance car dans toutes les sociétés de tous les temps, les femmes sont toujours et partout subordonnées aux hommes, toujours et partout victimes de la valence différentielle des sexes : si elles ne sont pas soumises aux époux, elles sont soumises aux pères et/ou aux frères ; même là où il n’y a pas de “père” ! Ces contrevérités ont pour corollaire une occultation des sociétés non conformes à ce modèle indûment universalisé ; et pour conséquence un désintérêt - même des féministes - pour l’anthropologie ou l’étude de ces contre-modèles.

Ainsi, les sociétés patriarcales sont toutes conjugalisées : cela ne peut que nous alerter ; ainsi les sociétés les plus égalitaires et les plus justes ne sont pas conjugalisées : cela ne peut que nous intéresser. Il semble donc bien y avoir une corrélation forte entre ces deux réalités anthropologiques ; couple et patriarcat sont consubstantiels. L’histoire est ici explicite : la mariage n’a pas été institué pour rendre heureux les époux mais pour “donner” une descendance à un homme. Ce “contrat” illicite contraignant une femme et un homme à copuler contre leur gré, a évolué au fil du temps ; l’exigence de “consentement” imposée par l’Église Catholique a donné un semblant d’humanité à une inhumaine obligation ; mais ce fut aussi la source de nombreux “contrats simulés” où les consentements étaient formels. Enfin l’évolution économique libérale a touché le mariage qui est passé de l’arrangement familial irrévocable au penchant sentimental variable. Mais est-il suffisant de fonder un contrat sur le plaisir pour lui ôter sa nature de contrat ? De nombreuses questions se greffent sur celle-ci : que vaut un contrat portant sur la sexualité ? que vaut un contrat de solidarité s’il est révocable ? que vaut un contrat d’éducation des enfants s’il est soumis aux aléas de l’amour et de la haine, du chantage, de l’éloignement, de l’irrégularité, des remaniements familiaux inhérents au vagabondage amoureux ? Une conscience aiguë de ces multiples problèmes ne peut que jeter le discrédit sur le système conjugal et mettre en doute la validité du couple et de la famille conjugale comme fondement de la postérité, de la solidarité, de la sexualité humaine. Mais refuser le mariage semble un déni d’humanité. Le discours qui le donne pour un des traits caractéristiques de la culture contre la nature, de l’humain contre l’animal, ce discours est constamment réactualisé ; et ceux, ou plutôt celles, qui ont dénoncé le mariage et l’ont banni de leur vie, celles-là l’ont payé cher, très cher. Les premières féministes issues du peuple, réduites à leur petit salaire de fonctionnaire et à leur fière solitude de filles-mères, se sont vues marginalisées, rejetées voire dénoncées, et leurs enfants moqués, persécutés, rejetés eux aussi. Qui peut souhaiter une telle vie, surtout pour ses enfants ? Pour courageux qu’ils soient, ces choix n’introduisent cependant pas les changements souhaités car ils sont individuels.

Lorsqu’une société n’est pas conjugale, il s’agit d’un système collectif, non pas de choix individuels. Il existe alors un type de famille particulier propre à assumer les besoins fondamentaux de l’individu (postérité, solidarité, sexualité). L’absence de ce type de famille dans les sociétés conjugalisées rend le choix du “non-mariage” difficile, sinon pathétique, acculant les gens au dilemme : couple ou solitude. Dans la famille non-conjugale, la postérité est comme partout sur la terre, le fait des femelles. Ce sont les femmes qui enfantent, mais sans “conjonction” au géniteur : celui-ci est d’abord et surtout un amant, un homme aimé pour lui-même, sans raison familiale, patrimoniale ou intéressée ; non, juste pour l’amour de lui. L’absence de mariage fait qu’il ne “rentre” pas dans la famille de l’amante ; il la visite, tout simplement, comme les femmes de tous les pays aiment être visitées ; avec le charme infini de l’amour toujours frais, toujours désiré. Et comme tous les hommes aiment le faire. Que cesse le désir, et les visites cessent ; comme le souhaitent toutes les femmes du monde - tous les hommes aussi. Et si l’un ou l’une refuse, un ou une autre accepte. Ainsi se rêve et se vit la sexualité. Quant aux fruits de ces amours, ils sont pris en charge par la famille de maman. Constituée de sa propre mère, des frères et sœurs de celle-ci, elle comporte aussi les frères et sœurs de maman, ses cousins et cousines, leurs fils et filles : c’est-à-dire des fratries que seul apparente le lien utérin (lien d’enfantement, de naissance) et non pas consanguin (lien par le “sang”, donc aux 2 géniteurs). Aucun lien d’alliance (concubinage, pacs ou mariage) ne s’ajoute au lien de naissance, seul fondateur du groupe domestique. Celui-ci est foncièrement exogame : aucune sexualité n’est admissible entre les membres de la maisonnée ; si l’interdit de l’inceste a un sens, c’est surtout dans ces sociétés non conjugalisées où il est synonyme de coït entre n’importe lesquels des membres de la maisonnée ; c’est la grande différence avec les sociétés conjugalisées où le coït des parents est licite et donc récurent entre certains membres de la maisonnée tandis qu’il est proscrit entre et/ou avec les autres ; cette dissymétrie à l’intérieur de la maisonnée est source de confusion et de tous les abus que connaissent les sociétés conjugalisées. Quant au papa, il a la chance de n’être jamais séparé de ses enfants puisqu’il s’occupe du/des enfants de sa/ses sœurs, de sa/ses cousines, dont il n’a jamais lieu de divorcer. Cette paternité germaine pour être non coïtale, n’en est pas moins “biologique” ou “génétique” : un oncle n’a-t-il pas un patrimoine génétique proche de celui de son neveu, de sa nièce ? Ce type de paternité semble faire le bonheur des hommes : d’autres hommes de la famille jouant eux aussi ce rôle, ils n’ont pas la responsabilité exclusive écrasante des pères génitaux seuls à devoir répondre aux attentes multiples (matérielles, ludiques, pédagogiques, symboliques etc.) illimitées des petits occidentaux paradoxalement privés - pour un nombre croissant d’entre eux - de présence masculine quotidienne. Ils ne courent pas le risque non plus d’une paternité forcée, de ces “enfants dans le dos” que certaines femmes leur imputent à leur corps défendant, ou de ces discussions sans fin quand on s’aime mais qu’elle veut un enfant et lui pas ... Enfin, les femmes ne sont pas acculées à attendre l’arrivée de l’homme de leurs rêves pour mettre en route un bébé ; et si elles ne veulent pas d’enfants, elles n’ont pas de compte à rendre : la grossesse ne regarde qu’elles. La présence sous le même toit de plusieurs générations aide à résoudre bien des difficultés de la vie quotidienne, de l’éducation, du travail, des déplacements, de la maladie, de la mort. Elle assure ainsi la solidarité nécessaire à tous : enfants, malades, femmes en couches, vieillards, tous sont sous la protection de leur maisonnée. La violence interne semble inconnue, et le contraire serait étonnant : quel amant de passage aurait l’idée de violenter une femme qui l’accueille à bras ouverts et qu’il souhaite visiter à nouveau d’autres soirs ? et si pareille bizarrerie survenait, quelle mère, quel frère ou quel oncle ne bondirait pour secourir sa fille, sa sœur, sa nièce ? Enfin, une telle liberté sexuelle ne laisse pas place à la coercition exercée par les parents dans les familles conjugales : par les pères et les mères en Occident, intolérants sur la liberté sexuelles de leurs filles, intrusifs dans le choix des “petit-e-s ami-e-s” de leurs enfants ; par les frères et les pères en Islam, occupés à surveiller jalousement la virginité des filles. Ces intrusions des membres de la famille dans la sexualité des femmes sont d’ailleurs impensables dans les sociétés non conjugales : elles y voient une forme d’indiscrétion, voire d’obscénité, qui leur font horreur et honte à la fois. Les sociétés non conjugales semblent donc satisfaire les principaux besoins humains, sans recours nécessaire à des instances publiques. C’est sans doute la raison qui fait que les couches pauvres des sociétés occidentalisées semblent revenir en partie à ce modèle ; toutefois, la norme patriarcale/conjugale de la société dans laquelle elles s’inscrivent, ne leur permet pas de réunir tous les éléments qui favoriseraient vraiment leur équilibre, voire leur épanouissement. En effet, c’est d’abord la défection des hommes devant la paternité et les charges de la famille qui contraint ces groupes à se resserrer autour des mères : il s’agit donc de groupes sociaux matricentrés, voire matrilinéaires ; mais le modèle reste la conjugalité : si une fille peut se marier, cela est vu comme une chance, voire une aubaine. Par conséquent, la sexualité reste un objet de tractations, donc de prohibition, et de violence : les frères surveillent les sœurs, les filles se prostituent ou tentent des mariages fructueux ; qu’elles aiment ou pas, n’est pas ici en question. De tels modèles, qu’ils soient actuels ou anciens, alimentent la croyance en une universalité de la sujétion féminine aux hommes, à la maîtrise de leur sexualité par les hommes, même en sociétés matricentrées - parce qu’on ne voit pas qu’elles sont, malgré tout, conjugales.

Ce n’est qu’en valorisant le modèle social non conjugal qu’une société peut se défaire du patriarcat. Il importe donc de favoriser une sexualité libre et variée, tout en étant discrète et protégée, surtout chez nos propres enfants ; peu importe dès lors qu’elle soit ardente ou paisible, monotone ou changeante, homophile ou hétérophile, dès l’instant qu’elle reste une affaire personnelle dont nul ne se mêle. Une telle évolution nécessite également une reconsidération du modèle familial qui doit se refonder sur des liens d’appartenance utérine et non pas consanguine ; cela remet en cause dès lors la paternité génitale qui doit laisser place à une paternité germaine : il faut en effet que ce soit les frères, oncles et cousins qui assument les enfants des femmes ; de nombreux signes avant-coureurs montrent qu’ils sont prêts à le faire et qu’il ne manque qu’un déclic. Mais il faut aussi que les femmes renoncent à obliger les géniteurs à être pères ; il faut qu’elles abandonnent toute velléité de recherche de paternité, de pension, partage, alternance etc. et se tournent résolument vers leurs frères, oncles et cousins pour “donner” des pères à leurs enfants, qui ne s’en porteront pas plus mal.

On ne se débarrassera pas du patriarcat avec des anathèmes ; il faut d’abord que la relève soit prête, dans les faits et dans les têtes. Les nombreux changements sociaux des dernières décennies montrent que la relève est prête dans les faits ; reste que les têtes continuent de regarder en arrière. Pour regarder devant, il suffit peut-être d’un éclairage nouveau qui fait réapparaître les formes alternatives de familles, bien réelles aujourd’hui comme hier et, certainement, demain.

Clausevignes, le 10 août 2004